EXTRAIT

LA NUIT

C’était la nuit et ses égarements de membranes parfumées, ses étalages de torrents silencieux, un effondrement liquide posé sur nos langues pour orchestrer en nos membres silences et recueillements.

C’était notre nuit, plus proche de notre âme que toute supplique, plus vertueuse que toute prière, notre nuit féconde en lassitudes et guide de nos abandons, maîtresse évanescente de nos actes futurs.

C’était la nuit, matrice première de nos mouvements à venir, chaleur et torpeur de nos gestes de grande lenteur, saveur de chaque fibre de nos muscles à peine dessinés.

C’était l’obscurité de nos rugissements futurs, de nos batailles et de nos parades, l’augure de nos vies vouées à la recherche de cette nuit cristalline et vierge, à peine tangible mais enveloppante, à peine visible mais omniprésente, nuit charnière entre l’absent et le présent, nuit promesse mais déjà abandon.

C’était la nuit et ses ouvertures probables sur le monde, la palpitation des cœurs et des organes en gestation, la nuit des voix sous-marines, des balancements esquissés et délicieux, la nuit d’avant que nous soyons.

La nuit rêvons-nous de cette nuit ?

Et c’est cela écrire, la volupté des noyades, plonger dans la lettre, là où se brise le souffle, pour délier cette nuit perdue en nous.

Et c’est cela écrire, veiller sur ces traces qui fondent les replis de la nuit, par vocation de respect et volonté d’éloge.

Et là, nous ne sommes plus, car la lettre est là, mêlée à d’autres lettres pour achever l’alphabet sans borne du monde.

Et là, le monde n’est plus se fondant dans les replis de la nuit qui lui servent de présage et de finalité.

Et là, même la nuit n’est plus car elle se confond à la lettre innommable et manquante de notre verbe.

Et là, la lettre n’est plus car elle est présence, et son absolue présence devient l’absence recherchée dans nos nuits de veille.

Là, dans l’étendue, le souffle s’apaise et se fond dans sa négation pour rompre toute différence entre la lettre et la nuit.

Et cela se dit exister, comme existent la nuit sans pareille, la lettre sans nom, le souffle sans fin, le temps sans mesure, le monde sans rivage et le corps sans bornes projeté contre la lumière de la nuit.

Cela est, mais qui le dira ?

Qui le songera ?

Sur le plan d’eau, les nénuphars font leurs adieux au couchant. Ils sont la lettre manquante promise à la nuit. Sur le miroir du temps, les nénuphars attendent la lettre et l’immense.

Extrait du recueil : « Les jours et les nuits »
Revue Migraphonie