EXTRAIT
ÉVARISTE GALOIS
Ici on fait l’analyse de l’analyse…
ÉVARISTE GALOIS
Couché sur une herbe pareillement trempée de sang et de rosée, le visage d’Evariste Galois gardait sur lui la pâleur de l’aube comme une signature précise et durable de l’instant dernier.
Le corps étendu près de l’étang de la Glacière fut découvert par un paysan qui ne savait rien du jeune mathématicien mort dans un duel. Du reste peu de gens connaissaient Évariste Galois ; sa renommée devait être posthume.
C’était le printemps. Sur le pré désert, le soleil se levait en douceur et le paysan donna l’alarme. Le corps fut transporté puis enterré et aucune enquête ne fut conduite sur cette mort imprévisible, final incohérent au périple humain d’un jeune homme de vingt et un ans.
Le duel était une certitude : des lettres elliptiques de Galois l’annonçaient et en donnaient preuve. Mais elles ne révélaient ni le motif du combat, ni l’identité de l’adversaire. Galois justifiait son silence de manière évasive et pathétique. Il évoquait une vague présence féminine, une règle d’honneur et un serment donné à des patriotes.
Ces lettres, datées du 29 mai 1832, veille de sa mort, étaient au nombre de trois, la première adressée ‘‘à tous les républicains’’, la seconde à ‘‘N.L et V.D.’’, deux patriotes non identifiés, et la dernière à Auguste Chevalier, son meilleur ami. Tout comme le duel, la teneur de chaque lettre manquait de cohérence. Aucune ne semblait être adressée au bon destinataire.
Auprès des lettres figuraient les copies de deux manuscrits mathématiques rédigés en 1829 et 1830, dont les originaux avaient été stupidement égarés par deux grandes figures mathématiques de l’époque : Cauchy et Fourier. Cauchy était coupable de négligence, Fourier ne faisait que mourir le jour où le document lui parvenait.
Le duel était une incongruité. La ferveur révolutionnaire, un tempérament nerveux rebelle à tout conservatisme, une passion excessive pour les mathématiques emplissaient toute l’existence de Galois. Sa vie privée, sans doute insignifiante, restait secrète. Ni sa constitution chétive, ni sa vie ascétique ne laissaient prévoir en lui un attrait pour le combat singulier.
D’autres incongruités encombraient la vie apparente de Galois. Une injure au roi Louis-Philippe lui avait valu un procès, d’où il sortait acquitté, mais sa banale participation à une manifestation du quatorze juillet le faisait incarcérer à la prison de Sainte-Pélagie, d’où il sortait affaibli. Son talent mathématique rendait inexplicable son double échec au concours d’entrée de l’école Polytechnique, et l’admission à l’école Normale Supérieure était suivie d’une expulsion pour offense à un directeur trop conservateur. Les protestations de Galois n’avaient pu avoir raison de la cabale organisée contre lui et contre ses idées républicaines.
L’isolement et l’irrégularité qui accompagnaient la vie de Galois s’accordaient avec le climat romantique de ce début de siècle. La tête pensait les signes algébriques, le coeur battait au son des Trois Glorieuses, chassant un roi pour en appeler un autre. La rigueur du mathématicien se brisait contre la brusquerie de son langage :
‘‘Venez demander aux hommes qui souffrent d’avoir pitié de ce qui est ! Pitié, jamais ! Haine, voilà tout… Le cœur chez moi s’est révolté contre la tête.’’
La densité événementielle des trois dernières années de la vie de Galois aurait pu se prêter aux inflexions infinies d’un roman feuilleton comme seul le XIXe siècle savait les produire, maintenant le lecteur en haleine grâce à un subtil jeu entre des certitudes et des mystères. Mais le mystère de la mort de Galois, renforcé par l’étrangeté des dernières lettres, est à mon sens un jeu d’apparences venant masquer un abîme plus profond : la dernière nuit de Galois.
Chaque nuit de chaque être humain, depuis ces temps isolés où l’homme a brusquement contemplé la face obscure du ciel, reste un mystère. Mais une nuit ouvrant sur la mort possède une singularité bien plus particulière, d’autant que cette mort semble annoncée et qu’elle concerne un jeune homme dont la part essentielle de l’œuvre aura été rédigée durant cette dernière veille.
L’ultime solitude de Galois mérite réflexion. Pourquoi Galois est-il mort ? Le hasard ou l’adresse de son adversaire sont des hypothèses invérifiables et inintéressantes. D’autres hypothèses invérifiables méritent examen. J’en citerai trois à l’image des trois lettres laissées par Galois.
Je commencerai par la thèse qui me semble la plus fragile, celle de la peur. La lettre ‘‘à tous les républicains’’ peut la valider.
Lettre à tous les républicains
Je prie les patriotes mes amis de ne pas me reprocher de mourir autrement que pour le pays.
Je meurs victime d’une infâme coquette. C’est dans un misérable cancan que s’éteint ma vie.
Oh ! pourquoi mourir pour si peu de chose, mourir pour quelque chose d’aussi méprisable !
Je prends le ciel à témoin que c’est contraint et forcé que j’ai cédé à une provocation que j’ai conjurée par tous les moyens.
Je me repens d’avoir dit une vérité funeste à des hommes si peu en état de l’entendre de sang froid. Mais enfin j’ai dit la vérité. J’emporte au tombeau une conscience nette de mensonge, nette de sang patriote.
Adieu ! j’avais bien de la vie pour le bien public.
Pardon pour ceux qui m’ont tué, ils sont de bonne foi.
É. GALOIS.
Quel cancan ?, quelle coquette ? Cela a-t-il vraiment existé ? Rien jusqu’à présent n’a pu valider ou invalider cette thèse. Admettons la sincérité de Galois, terrorisé par le duel qui lui est imposé. Il connaît son adversaire, le redoute et sait qu’il ne saurait échapper à la mort. L’aveu impudique fait auprès de ses compagnons d’armes témoigne de cette déroute. Commence alors une nuit d’insomnie où le sommeil devient l’antichambre de la mort. L’instant délicieux qui mène vers l’apaisement devient soudain synonyme de l’instant dernier, et Galois épuise toutes ses ressources mentales dans la lutte contre le sommeil ; il envisage toutes les morts auxquelles il a pu échapper et découvre une raison valable à chaque échappatoire, mais ne trouve aucune parade face à cette mort qui arrive. Il voit le pré, l’arme de son adversaire et la balle qui viendra à lui. À mesure que la nuit avance, chaque approche du sommeil concrétise avec une matérialité accrue la vision de ce que sera l’aube future. Il conçoit la buée sortant de sa bouche sous la ruée de l’air frais du matin, le chuintement des bottes de son adversaire sur l’herbe humide, l’humus grouillant d’insectes et le tremblement de sa main ; il imagine sa dernière pensée et fabrique son avenir. Cette réalité devient si forte que dormir la rend encore plus douloureuse, plus présente. Écrire la certitude de la mort à venir devient un soulagement, transformant cette mort en fiction. Galois quitte son lit, se met à sa table et rédige les trois lettres, créant une distance entre lui et l’aube. L’écriture et l’abstraction mathématique occupent les dernières heures de Galois.
À l’aube, c’est un homme épuisé qui va au combat et succombe à la fatigue résultant d’une fragilité de son âme. Le visage de Galois reçoit les premières lueurs de l’aube comme une marque de désarroi.
La seconde hypothèse concerne un homme préoccupé. La deuxième lettre le prouve :
Lettre à N.L et V.D.
MES BONS AMIS,
J’ai été provoqué par deux patriotes… il m’a été impossible de refuser.
Je vous demande pardon de n’avoir averti ni l’un ni l’autre de vous.
Mais mes adversaires m’avaient sommé sur l’honneur de ne prévenir aucun patriote.
Votre tâche est bien simple : prouver que je me suis battu malgré moi, c’est-à-dire après avoir épuisé tout moyen d’accommodement, et dire si je suis capable de mentir, de mentir pour un si petit objet que celui dont il s’agissait.
Gardez mon souvenir, puisque le sort ne m’a pas donné assez de vie pour que la patrie sache mon nom.
Je meurs votre ami,
É. GALOIS.
Galois est préoccupé par le duel. Il connaît son adversaire et sa supériorité physique. Il peut envisager sa propre mort comme une quasi-certitude. Cela ne l’effraye pas, mais l’ennuie. La gloire qui risque de lui échapper l’obsède. Trop de pensées occupent son esprit, et une seule nuit ne saurait suffire à leur donner chair. Le combat nocturne de Galois devient une recherche de l’essentiel. Dans un labyrinthe mental où les pensées s’entre-tuent, Galois recherche l’axe. Dans le désordre, il recherche la lame qui saura trancher. Mais qui peut comprendre cela ? Galois sait, mais les autres comprendront-ils ? Son message risque d’être mal interprété. Face à la proximité de l’instant essentiel, Galois doit faire l’économie de la maturation, et porter la lame vers le noyau de son être. Cette mise à nu prématurée de sa pensée, l’expose à l’incompréhension générale. Cela, Galois ne peut l’admettre. Aussi va-t-il renforcer le mystère autour de la trop grande clarté, afin de projeter dans le futur, au moment propice, le déchiffrage de son œuvre. Dès lors, soucieux de cette mise en perspective salutaire, Galois brouille les pistes. Deux lettres pathétiques vont semer le doute sur ses intentions. Cette précaution protège le mathématicien du doute des autres. Galois expose et amoindrit son être pour préserver et magnifier son œuvre. Le mystère devient cette pulpe qui préserve et nourrit par son lent pourrissement l’élément germinal, le noyau du fruit. Le dispositif est vite mis en place. La lettre à tous les républicains, pleurnicharde à souhait, invente une histoire d’amour, thème mal destiné à des compagnons révolutionnaires. Galois jette en pâture à la foule une anecdote mesquine et avilissante. Une lettre à deux inconnus, jouant du pathos patriotique, maquille l’objet du duel et consolide le mystère. Seule la troisième lettre, adressée à un être précis, va aller à la recherche de la vérité. Elle exposera la base de toute la théorie mathématique de Galois. À partir de cet instant, Galois peut s’aventurer dans l’inconnu, un voyage au centre de son esprit. Sa détermination est grande : dire, tout dire, car au-delà de l’aube, plus rien ne sera possible. Face à la mort qui avance, Galois se doit d’être quitte. Il consacre donc sa nuit à la rédaction d’une thèse mathématique qui l’obsède depuis plus d’une année. Les démonstrations, faute de temps, sont lapidaires, et de son propre aveu des développements ultérieurs seront nécessaires. La pensée de Galois anticipe, scrute et se fabrique un futur scientifique réduit à une seule nuit. Ce qui devait advenir des décennies plus tard s’éructe en un seul jet jusqu’à l’aube, sous la menace présumée du chuintement des bottes de son adversaire sur l’herbe trempée.
C’est un homme délivré, vidé de lui-même qui va au combat et reçoit comme prévu une balle en plein coeur. Le visage de Galois accepte la lumière de l’aube comme une délivrance.
La dernière hypothèse est celle de l’insouciance, liée à la certitude. Les deux premières lettres sont un jeu psychologique avec une mort hypothétique, car Galois se sait déjà éternel. La troisième lettre, adressée à Auguste Chevalier donnant libre cours à son imagination mathématique, au plaisir de l’abstraction, est le véritable testament. Comme on peut s’y attendre, la question du duel n’y est pas évoquée. Dans la lettre, seule figure l’urgence, et la parole intime ; il n’y figure que l’œuvre.
MON CHER AMI,
J’ai fait en analyse plusieurs choses nouvelles.
Les unes concernent la théorie des équations ; les autres les fonctions intégrales.
Dans la théorie des équations, j’ai cherché dans quels cas les équations étaient résolubles par radicaux, ce qui m’a donné l’occasion d’approfondir cette théorie et de décrire toutes les transformations possibles sur une équation, lors même qu’elle n’est pas soluble par radicaux.
On pourra faire avec cela trois Mémoires.
Le premier est écrit, et, malgré ce qu’en dit Poisson, je le maintiens, avec les corrections que j’y ai faites.
À partir de ce point de la lettre, Galois développe les derniers éléments de sa théorie mathématique, une recherche sur des structures formelles invariantes, recherche qui peut être une réponse déguisée à la dislocation et les ambiguïtés de son être. À partir des signes algébriques, la pensée de Galois se condense, élimine tout élément superflu de sa vie. La théorie mathématique dense et invariable identifie Galois, rejetant à la périphérie, voire au néant toutes les autres vicissitudes de sa vie.
Puis il achève la lettre :
Tu sais, mon cher Auguste, que ces sujets ne sont pas les seuls que j’aie explorés. Mes principales méditations, depuis quelques temps, étaient dirigées sur l’application à l’analyse transcendante de la théorie de l’ambiguïté. Il s’agissait de voir à priori, dans une relation entre les quantités ou fonctions transcendantes, quels échanges on pouvait faire, quelles quantités on pouvait substituer aux quantités données, sans que la relation pût cesser d’avoir lieu. Cela fait reconnaître de suite l’impossibilité de beaucoup d’expressions que l’on pourrait rechercher. Mais je n’ai pas le temps et mes idées ne sont pas encore bien développées sur ce terrain qui est immense.
Tu feras imprimer cette lettre dans la Revue Encyclopédique.
Je me suis souvent hasardé dans ma vie à avancer des propositions dont je n’étais pas sûr ; mais tout ce que j’ai écrit là est depuis un an dans ma tête, et il est trop de mon intérêt de ne pas me tromper pour qu’on me soupçonne d’énoncer des théorèmes dont je n’aurais pas la démonstration complète. Tu prieras publiquement Jacobi ou Gauss de donner leur avis, non sur la vérité, mais sur l’importance des théorèmes.
Après cela, il y aura, j’espère, des gens qui trouveront leur profit à déchiffrer tout ce gâchis.
Je t’embrasse avec effusion.
É. GALOIS.
Le ‘‘gâchis’’ a de fait été largement exploité, puisqu’il fonde la notion de structuralisme en mathématique, à partir du concept de ‘‘groupe’’, défini comme un ensemble d’éléments dont les lois structurelles transcendent le contenu. Ainsi toutes les pensées d’un homme, la totalité des nombres réels, le Yin et le Yang, sont des ensembles finis ou infinis, régis par une même loi, indépendante du contenu. La théorie est remarquable. Nombreux sont ceux qui le reconnaîtront en fondant à partir d’elle les bases des mathématiques modernes. D’autres disciplines, la philosophie, la linguistique, l’ethnologie s’empareront de la découverte à leur tour, donnant à Chomsky et à Lévi-Strauss une vieillesse féconde.
Telle est la clef de la dernière lettre. Donc rien d’étonnant à ce qu’Auguste Chevalier ne recueille aucune confidence intime concernant une infâme coquette. Selon des critères psychologiques communément admis, le meilleur ami était en droit d’entendre les peines de cœur de Galois, si toutefois celles-ci avaient existé. Rien n’est plus banal et mieux partagé qu’une histoire d’amour ratée. Seul l’esprit faible en fait une affaire troublante et confidentielle. Galois ne se trompe pas sur l’intimité, la véritable, la plus impudique car la plus risquée, celle qui doit être révélée parce qu’elle nous échappe et nous met en danger, celle qui n’a rien à voir avec cette honte banale confondant le sexe et le cœur, celle qui touche à la pensée et qui nous excède. La véritable intimité de Galois, la seule méritant une mise à nu, son seul secret le distinguant des autres, est son art mathématique, ayant valeur de vérité. Galois sait cela. Il peut même en mourir. Tel est le sens de la lettre au confident. Donner à entendre la vérité. Sur ce point, nul autre que lui n’aura à s’exprimer, ni Jacobi, ni Gauss, ni aucun être humain.
À l’aube, c’est un homme paisible qui va vers l’étang de la Glacière. Galois voit son adversaire approcher et entend le chuintement de l’herbe humide sur ces bottes noires. Une buée lui sort de la bouche, les insectes grouillent sous l’herbe. Le printemps est en marche, les eaux de l’étang frémissent sous l’assaut des poissons. Le tueur avance dans le crépuscule, et Galois voit son ombre dessinée sur la pâleur des arbres, ainsi que l’éclat un peu terne du revolver accroché à sa cuisse robuste, et imagine la balle cachée dans le barillet de l’arme. Les duellistes avancent l’un vers l’autre jusqu’à distance réglementaire. Un arbitre veille sur le duel. Les armes se lèvent. Galois voit le cylindre noir braqué sur lui, et son regard pénètre cette obscurité et y demeure : toute la nuit précédente y est logée. Il la voit. En un seul instant, Galois réalise l’étendue de l’œuvre accomplie. En un seul instant, il comprend qu’il a énoncé l’essentiel de sa pensée, et sait que le restant de sa vie ne serait plus qu’académismes et commentaires.
Alors Galois baisse son arme et accepte tranquillement que la balle sifflante vienne se loger dans sa poitrine. Le pré se vide. Galois est couché sur l’herbe. Le ciel imprime sur son visage une pâleur proche de la perfection.
Je ne choisirai pas entre les trois thèses, elles sont pareillement probables. Dans le monde où je vis, Galois est mort dans un duel. Cela est une certitude. Mais la nuit qui précède cette mort, faute de témoin, faute d’observateur, reste et restera un mystère, un temps où Galois aura été tout à la fois lâche, préoccupé, insouciant et passionné, puis simplement humain au moment de la mort.
P.S. : Je n’ai pas connu Galois. Je ne pouvais qu’interpréter sa mort. Mais les lettres restent authentiques, son œuvre aussi. J’aurais aimé imaginer l’existence d’univers parallèles qui me sauveraient du doute. Trois d’entre eux auraient donné complète raison à chacune de mes thèses en excluant les deux autres. Il y aurait eu un monde pour la lâcheté de Galois, un autre pour son courage, et un troisième pour sa totale insouciance. Rien ne m’interdisait dès lors d’envisager un univers où Galois serait mort à un âge avancé, un autre où il n’aurait pas vécu, et d’autres royaumes où ni moi, ni toi lecteur n’aurions existé. Ce vertige facile excluait le véritable vertige, celui de la dernière nuit de Galois, aussi impénétrable que la vérité.
Extrait du recueil : « Disparitions »
Revue Brève